Wiomac’h, ou les origines d’un peuple libre

🌄 Avant-propos
Il est des noms qu’on efface, des combats qu’on oublie. Mais parfois, dans le silence des pierres, une mémoire se lève. Ce chapitre est un pas vers eux. Vers ceux dont la voix, un jour, fut plus forte que l’oubli.

🛡️ I. Aux frontières mouvantes de la Bretagne

Vers l’an 930, sous le règne d’Alain Barbetorte, la Bretagne connaît sa plus vaste extension territoriale. Elle comprend alors le pays de Retz, le Cotentin, l’Avranchin et l’actuel Maine. Cette grandeur, pourtant, n’est qu’un reflet de rêves plus anciens encore.

En 851, après la victoire d’Erispoé sur Charles le Chauve à Jengland, un mariage fut envisagé entre Louis le Bègue, fils du roi franc, et la fille d’Erispoé. En guise d’alliance, la Neustrie — soit l’actuelle Normandie — fut promise au souverain breton. Mais l’assassinat d’Erispoé en 857 mit fin à ce dessein. La Bretagne perdit la Neustrie mais conserva, jusqu’en 933, le Cotentin et l’Avranchin.

Ces terres seront alors cédées aux Normands par le roi de Francie, au profit du chef viking Rollon. Se pose alors une question capitale : ces territoires relevaient-ils, spirituellement, de la métropole de Tours ou de celle de Dol ?
Vers 950, malgré l’occupation normande, l’influence religieuse de Dol y était encore bien réelle.

🗺️ Commentaire :

Diocèse : territoire canonique d’un évêché relevant de son propre évêque. Nominoë voulut cette Métropole afin de pouvoir détacher la Bretagne de la Métropole de Tours, laquelle était, avant toute chose, assise en dehors de Rome, placée sous l’autorité première des princes francs. Quand les comtés de Rennes et de Nantes furent rattachés à la Bretagne devenue indépendante par Nominoë lui-même, les évêchés de ces mêmes comtés, placés sous la nouvelle autorité de la Métropole de Dol, virent-ils, eux aussi, leurs évêques sujets francs respectifs limogés et remplacés ? La logique historique, et certains textes évoquant des figures d’évêques remplacés, permettent de le penser.

🤝 II. Le partage d’un duché, le partage d’un sang

Avant la mort de Wicohen, archevêque de Dol, le roi Alain Barbetorte, en conflit avec Juhel Béranger, ne laisse qu’un jeune fils : Drogon. Placé sous la tutelle de Thibault de Blois, beau-frère du roi, Drogon est assassiné — probablement par ceux qui devaient le protéger.
Roscille, veuve d’Alain et sœur de Thibault, se remarie avec Foulque d’Anjou, qui devient à son tour tuteur de Drogon. Lui aussi passe pour avoir fait assassiner l’enfant. Dans l’ombre de ces drames, la Bretagne est vendue : au nord, Juhel Béranger reçoit le comté de Rennes, Wicohen prend la Domnonée ; au sud, Foulque garde Nantes et la basse Bretagne.
Un lien de parenté aurait pu unir Juhel et Wicohen, fils de Judicaël de Rennes. Nos recherches tendent à montrer que Juhel aurait épousé une sœur de Wicohen, faisant d’eux des beaux-frères. Cela expliquerait la transmission du comté de Rennes. Wicohen devint ensuite le tuteur du jeune Conan, fils de Juhel.

🕊️ Rappel : Roianteline, fille du bouteiller Riutall, veuve d’Eudes de Porhoët, épouse Hamon « le Magister », vicomte d’Alet. Par cette double alliance, leurs descendants, dont Josselin de Dinan, relieront Dol, Dinan et le Poudouvre. La Bretagne s’ancre alors dans un maillage familial aussi complexe que stratégique.

⛰️ III. Morvan, le roi des Montagnes Noires

Avant Wiomac’h, la figure du chef rebelle s’incarne en Morvan Lez-Breizh, seigneur des monts d’Arrée. En 818, il refuse la domination de Louis le Pieux. Battu à Priziac, il est capturé puis meurt à Aix-la-Chapelle. Il fut peut-être le père ou l’oncle de Wiomac’h, selon Pierre Le Baud.

Morvan représente la Bretagne intérieure, farouche et libre, opposée à l’assimilation carolingienne. Dans les traditions orales du Léon, son nom est rattaché aux brumes granitiques, à la fidélité aux coutumes, et à une souveraineté enracinée dans la terre.
Morvan mourut debout, pour que Wiomac’h puisse rêver d’un soulèvement, et Wiomac’h s’éleva, pour que Nominoë puisse bâtir. Trois souffles, un même élan : celui d’une Bretagne qui, même vaincue, n’a jamais consenti

⚔️ III. Wiomac’h et Nominoë

Dans la grande Domnonée, non loin de Rennes, vit Wiomac’h, parfois orthographié Wihomarcus. Il est l’un de ces chefs bretons farouches qui refusent l’autorité franque. Après son parent Morvan, qui avait déjà rejeté en 817 le tribut imposé par l’empire de Charlemagne, Wiomac’h prend à son tour les armes contre Louis le Pieux.
L’année 822 marque l’un de ces soulèvements. L’empereur exige le versement régulier d’un tribut de guerre. Wiomac’h s’y oppose. En 825, une grande assemblée est convoquée à Aix-la-Chapelle : Wiomac’h y paraît, entouré d’autres chefs. Tous jurent fidélité. Pourtant, à son retour, Wiomac’h est assassiné dans son logis sur ordre de Lambert Ier de Nantes, fils du comte Wido, sans doute inquiet de son influence montante. Les annales d’Eginhard relatent cet épisode.

Nominoë, en parallèle, reste fidèle à l’empereur. Il est nommé à la tête du comté de Vannes. Il n’est pas encore roi, mais il est déjà « missus imperatoris », l’envoyé de l’empereur. Il ne détient ni Nantes ni Rennes, que Wido garde fermement sous son autorité. Mais entre 826 et 840, la disgrâce progressive de Wido permet à Nominoë d’imposer sa présence.
À la mort de Louis le Pieux, l’empire éclate entre ses trois fils. Charles le Chauve hérite de la Francie occidentale. Nominoë lui prête serment, mais sans enthousiasme. Lorsque la guerre éclate entre les frères carolingiens, Nominoë décide de rompre son engagement.
Le comte Lambert II, fils du meurtrier de Wiomac’h, est écarté du comté de Nantes. Il s’allie à Nominoë. En 843, ensemble, ils marchent sur Nantes. Rainald, le comte nommé par Charles, meurt au combat. Lambert reprend son héritage.

En 845, Nominoë pousse vers le Poitou. En 846, à Ballon, il inflige une défaite cinglante à Charles le Chauve. Une paix fragile est signée, reconnaissant de facto l’indépendance bretonne. Mais cette indépendance religieuse n’est pas encore scellée.Wiomac’h fut le premier à oser dire non. Non à l’Empire, non à la soumission des tribus bretonnes, non à l’effacement d’une mémoire ancienne que les Francs ne pouvaient comprendre. Il leva son poing comme on lève une pierre contre le ciel trop bas. Il fut défait, puis trahi, puis tué — non pas sur un champ de bataille, mais au retour d’un pardon politique, par la main tiède du comte Lambert. Sa mort fut silencieuse, sans clameur ni sépulture d’honneur. Mais elle sema quelque chose : un soupçon, un frisson, l’idée que la Bretagne pouvait tenir tête.

Effectivement vint l’heure de Nominoë. Il n’était pas un insurgé. Il n’avait pas la fureur des armes, mais la fidélité du cœur. Il servit Louis le Pieux sans jamais faillir, et cette fidélité fut sincère, constante, presque filiale. Ce n’est que lorsque l’empereur, dernier garant de l’ordre ancien, rejoignit les pères et les mères, que Nominoë releva la tête. Il ne trahit pas : il ne rompit aucun serment. Il n’était lié ni par foi ni par devoir à son successeur, Charles le Chauve. Ce que certains appelleront rébellion fut, en vérité, une affranchissement lucide, né non de la déloyauté mais du deuil d’un monde disparu. Il prit alors les rênes de la Bretagne comme un fils prend la demeure paternelle en l’absence du père.

Là où Wiomac’h avait crié, Nominoë bâtit. Là où l’un fut la braise, l’autre fut le feu. Mais dans l’écho des pas du duc, si l’on tend l’oreille, on entend encore marcher l’ombre de Wiomac’h. L’un sans l’autre n’aurait pas eu de sens. L’insurgé a tracé le sillon. Le loyal a semé la liberté. Et c’est dans cet entre-deux — entre révolte et patience, entre refus et sagesse — qu’est née la Bretagne.
Nominoë sait qu’un royaume ne vit pas sans église. En 848, il érige Dol en métropole. Dans le même élan, il crée deux évêchés nouveaux : Saint-Brieuc et Tréguier. Cette réforme n’est pas seulement ecclésiastique : elle marque la rupture définitive avec l’autorité religieuse franque. C’est l’acte concret de l’indépendance.
Lambert, pourtant, devient encombrant. Charles le Chauve le déplace, l’humilie, puis le rappelle. Lassé, Lambert finit par revenir vers Nominoë. Accompagné de son frère Garnier, il prend Rennes, en abat les murailles, puis s’empare à nouveau de Nantes en 850.
À Vendôme, en 851, Nominoë meurt. Lambert reste fidèle au fils du défunt, Erispoë. Ensemble, ils remportent la bataille du Grand-Fougeray. Charles est contraint de reconnaître Erispoë comme prince des Bretons. La Bretagne, enfin, est libre. Lambert meurt au combat en 852.

✨ IV. L’héritage spirituel

Morvan et Wiomac’h forment une continuité de refus, entre Cornouaille et Domnonée, entre granit et marche. Ce sont eux, et non les empereurs, qui fondent l’idée d’une Bretagne capable de dire « non ». L’Église, par ses moines et métropoles, par ses évêchés créés par Nominoë (Saint-Brieuc et Tréguier), accompagnera ce réveil breton.

Cette spiritualité conquise, arrachée à l’influence franque, se prolonge dans des fondations concrètes. Ainsi, l’abbaye Saint-Magloire de Léhon, sanctuaire voulu ou soutenu par Nominoë lui-même, se dresse comme un prolongement matériel de cette indépendance spirituelle. Fondée au cœur de la vallée de la Rance, elle incarne la sève nouvelle de cette Bretagne libre — une Bretagne où foi et souveraineté s’entrelacent.
Ainsi à Dol Nominoë planta le cœur battant d’une Bretagne libre : en érigeant sa métropole sans l’aval de Rome ni de Tours, il fit de l’autel un étendard. Là, les évêques ne furent plus seulement des pasteurs, mais des seigneurs, parfois des princes, tenant tête aux comtes et gouvernant la Domnonée comme un duché sacré. Dol rêva d’être l’âme d’une Église bretonne, affranchie, souveraine, dont les crosiers ne pliaient que devant Dieu. Ce rêve fut combattu, nié, puis brisé en 1199 par Innocent III, mais jamais oublié. Car dans chaque pierre de sa cathédrale sommeille encore le souvenir d’un peuple qui voulut choisir ses maîtres et bénir ses rois.

Wiomac’h est cité par Eginhard, entre 775et 840, lorsque ce dernier rédigea la biographie de Charlemagne ; le grand historien Pierre le Baud le dit « fils ou neveu de Morvan » …Guihomarus fils ou neveux de Morvannus qui avait succédé en son lieu en la vicomté de Léon
Un jour, au coin d’un feu ou au détour d’un sentier, peut-être entendra-t-on encore murmurer le nom de Wiomac’h. Et dans ce nom battra le cœur entier d’un peuple.

🪶 Épilogue
Et si un matin les brumes s’ouvraient sur un tertre ancien, peut-être verrait-on Wiomac’h, silhouette de silence, regarder la mer — et se pencher sur demain.

Jean-Pierre & Elios-Xavier